lundi 22 mars 2010

Le personnage inoubliable d’une auteure qui ne devrait pas être oubliée



Clara Tremblay Chesseldéenne, Arlette Fortin, Éditions de la Bagnole. 150 pages.

Quand je lis un bouquin pour ma chronique aux Divines Tentations, j’utilise des petits collants jaunes pour marquer certains passages importants, une jolie tournure de phrase, une métaphore particulièrement forte, une idée originale ou une image qui me frappe.

Voyez comment j’ai transformé le roman d’Arlette Fortin en le lisant. Je lui ai collé des tas de collants jaunes. C’est dire à quel point son récit m’a bouleversé. À la fin de ma lecture, j’aurais voulu envoyer un courriel à l’auteure, lui dire tout le bien que je pensais de son livre, que j’allais en parler avec passion, que j’allais le prêter à ma mère, à mes sœurs, à mes amie-es… Mais Arlette Fortin, écrivaine, poète et dramaturge, est décédée en 2009, deux mois après avoir appris que les éditions de la Bagnole publierait l’histoire ordinaire et extraordinaire de Clara Tremblay.

Cette Clara, qui a élevé 15 enfants (oui, vous avez bien lu, 15!!!) est arrivée à l’âge vénérable de 93 ans. Elle est encore parfaitement lucide, mais son corps la lâche petit à petit. Elle est donc « placée » (quel mot affreux pour parler d’une personne…) par sa famille dans un CHSLD de Québec. D’où le titre: Chesseldéenne, un néologisme de l’auteure qui veut dire femme qui a été définitivement placée dans un centre hospitalier de soins longue durée (CHSLD).

Avec son franc-parler, son humour et un sens redoutable de l’observation, Clara raconte son quotidien dans ce CHSLD qu’elle perçoit comme un mouroir. Au début, on se dit: ouais, ce roman se déroule dans un centre de soin de longue durée où tous les personnages viennent là pour mourir… Il ne se passera pas grand-chose... Au contraire, il se déroule là une multitude de petits drames, qui donnent une impression d’action, de tension constante à la lecture. On rit, on rit jaune et on s’émeut en lisant sur :
- L’amitié de Clara avec un vieux pensionnaire et leur plan de brasser un peu les choses dans leur « milieu de vie ».
- La folle qui s’imagine que Clara est sa mère et qui vient dans sa chambre la nuit se coucher avec elle.
- L’émotion de Clara quand une des employée du Centre l’écoute vraiment, une attention qui la fait pleurer devant cette bonté toute simple.
- La grande victoire quand Clara réussit à être placée à la même table que son ami, à la cafétéria.
- Sa dernière visite dans sa maison qui a été vendue.
- La jalousie de Clara à l’égard des citrouilles que présente une conférencière de passage. «Si on recevait une fraction de l’attention que recevoir les citrouilles, ça suffirait pour qu’on ferme les yeux dignement. »

Il n’y a pas de scandale dans ce Centre de soins de longue durée. Il n’y a que la réalité, dure, crue et cruelle d’une personne âgée en perte d’autonomie. Perte de liberté. Perte de choix. Devant tous ces petits deuils et le Grand qui l’attend au tournant, Clara nous offre son lot de phrases mémorables :
- Pour dire l’humiliation de se faire traiter en enfant : “Savez-vous à quel âge on arrête d’être un adulte pour devenir une personne âgée »?
- Pour dire l’humiliation de se faire mettre aux couches. « Se faire mettre aux couches, c’est une douleur invisible comme y en existe tout plein, ici. »
- Pour dire son déchirement entre son désir de se rebeller et sa peur de se rendre encore plus vulnérable. «On essaye juste de pas se faire haïr parce que c’est déjà assez dur comme ça sans que ça devienne invivable en tout point. »
- Et son cri du cœur : « On est du vrai monde. (…) Même dérinchés, maganés d’la voiture, égarés pour d’aucuns, pas capables de grouiller pour d’autres, on est du monde pareil. Du vieux vrai monde presque fini, mais du vrai monde.»

Par un magnifique paradoxe, ce livre qui parle du vieillissement et de la mort nous donne une grande envie de vivre. Malgré son grand âge, ses déceptions, sa situation difficile, Clara Tremblay garde intact un immense appétit pour le bonheur; en cela, elle est un formidable modèle.
Arlette Fortin ne devrait pas oubliée car elle a créé un personnage inoubliable.

Pour écouter ma chronique sur ce livre, ainsi que mes impressions sur le récent roman de Louise Portal, cliquez ici.

7 commentaires:

  1. Dans le site de La Bagnole, c'est écrit "récit théâtral" pourtant sur l'image on dirait le texte d'un roman. Et cette Clara Tremblay est-il dit qu'elle a existé? Qu'est-ce que je demande, là! l'important c'est que ce soit vraisemblable et intéressant. Je verrai à la librairie cette semaine.

    Suis intéressée étant donné que ma mère est "placée" dans un CHSLD depuis plus d'un an. J'accumule d'ailleurs des regards, des paroles... pour transposition éventuelle.

    RépondreEffacer
  2. Hihihi: Tu écris plus vite que tu (ne) parles! La chronique n'est pas encore rendue sur Radio-Canada. Mise à jour le 8 mars! 15 jours en retard.

    RépondreEffacer
  3. Bonjour Claude,
    Oui, La Bagnole parle de récit théâtral, mais vraiment, ça se lit comme un roman, même si je vois très bien comment ce texte se prêterait bien à un monologue sur scène.
    Pour l'audio de ma chronique, je vais change le lien vers l'émission Les Divines Tentations, car dans la section générale où sont postées toutes les chroniques, s'y trouve aussi la chronique littéraire. Je l'ai signalé à Radio-Canada.
    A.

    RépondreEffacer
  4. Anonyme09 h 23

    Tu m'as donné vraiment le goût de lire ce livre... un autre sur ma liste !

    M.L.

    RépondreEffacer
  5. Chère (ou cher?) M.L.
    Tant mieux! C'est ce que je voulais! Ce livre en vaut tellement la peine.
    Mais je suis curieuse.
    Qui donc se cache derrière ce M.L.?
    Ou derrière ce M.?
    Andrée

    RépondreEffacer
  6. Anonyme22 h 23

    Bonjour Andrée
    J’étais une amie d’Arlette Fortin. Elle a effectivement présenté à plusieurs reprises un «monologue sur scène», ancêtre de son «récit théâtral». Avec affection, elle appelait ce monologue «ma vieille».
    Gisèle, 31 mars 2010

    RépondreEffacer
  7. Chère Gisèle,
    Vous le savez déjà, mais je vous le répète, votre amie a écrit un beau et grand et noble texte. Son personnage de Clara est encore en moi... J'aurais bien aimé la voir jouer "sa vieille" sur scène.
    J'espère que son livre aura le succès qu'il mérite.
    Andrée

    RépondreEffacer