mardi 14 mai 2024

Avec ses illustrations, Sophie Casson souhaite engager le lecteur au niveau de l’émotion

Sophie Casson

Parle-moi un peu de toi
Je suis née à Montréal de parents français avec qui j’ai vécu sur la Rive-sud mais aussi en Algérie et au Burundi. J’ai étudié le design graphique à l’université et je me suis tout de suite lancée en illustration après mon diplôme, il y 26 ans de ça. Je travaille dans un studio à Pointe-Saint-Charles avec sept autres artistes formidables de tous horizons.

Pourquoi avoir accepté d’illustrer ce récit? Qu’est-ce qui t’a interpellé dans cette histoire?
Il y a une dizaine d’années, la littérature jeunesse est devenu le centre de ma création. J’adore m’immerger dans un bon texte et le vivre pendant plusieurs mois. J’attends donc d’un texte qu’il se fasse une place naturelle en moi. Quand ils sont venus m’a immédiatement happé par la force de son sujet et l’originalité de l’approche. J’aime beaucoup la distance que permet les personnages anthropomorphiques pour raconter une histoire difficile ainsi que le ton de fable emprunté. Illustrer ce livre qui éduque les enfants sur les crimes de gouvernements autoritaires et fait réfléchir sur les droits de l’humain donne beaucoup de sens à mon travail. Cela me permet de prêter ma voix, mon interprétation pour porter plus loin un message que je crois fondamental.

Peux-tu décrire la technique que tu as utilisée pour illustrer Quand ils sont venus? C’est le deuxième album que j’illustre entièrement sur papier. Je crée des impressions uniques en coloriant au recto une feuille que j’ai couverte de pastel à l’huile au verso. Cela laisse la trace de mon coloriage sur la feuille aquarelle placée en dessous, qui devient alors mon dessin original. J’applique ensuite du pastel sec du bout des doigts avec ou sans pochoir, autour de l’impression au pastel à l’huile, selon le besoin. À la dernière étape, j’ai créé des aplats jaune et turquoise que j’ai appliqué en transparence dans Photoshop. Je fais des corrections et nettoie les images dans ce logiciel également. 

Quel a été ton processus de création pour cet album?
Je fais toujours de la recherche pour bien camper mes personnages dans des environnements crédibles. Pour Quand ils sont venus, puisque tout le village est peuplé de canidés, il était important de bien les distinguer les uns des autres: la forme de leur museau, de leurs oreilles, leurs proportions de visage, la couleur de leur pelage. Les étudier de manière plus formelle pour intégrer leurs physionomies m’a permis d’en faire des représentations personnelles et bien distinctes.



Je travaille toutes mes étapes d’esquisses sur papier. Ma première étape de dessin se fait dans des rectangles de taille réduite, 2 x 3 pouces, qui représente des doubles pages, pour établir le rythme des images et de la composition des pages. C’est à ce moment que je construis le visuel, l’ambiance générale, l’approche graphique, qui va apparaitre et quelles actions seront posées. Je devais décider par exemple quelle place visuelle allait prendre le jeune chien narrateur. Allait-il apparaitre sur les pages où il racontait le passé? Ça aurait pu être une option.

Ensuite, j’agrandis ces dessins que je retravaille de manière plus précise. Je peux alors prendre les décisions sur le ton graphique, l’environnement, l’habillement et les expressions. Je fais attention à l’emplacement du texte aussi. Une fois que l’éditrice et toi avez regardé tout ça et qu’on a échangé là-dessus, j’ai précisé mon dessin dans un format en 8,5 x 11 pouces. Avant de passer aux illustrations finales, lorsque j’ai le feu vert de l’équipe éditoriale, je fais une recherche de palette de couleurs. J’aime beaucoup allier les bleus avec des rouges orangés. C’est ce choix que j’ai fait ici, mais j’ai mis l’emphase sur les tons foncés lorsqu’il y avait la présence des Sans-entrailles, alors qu’il y avait plus de vert dans les autres scènes, une couleur de bien-être.

Quels ont été tes défis pour illustrer cet album?
Alors que l’album traite de sujets durs, je voulais une palette sombre - les bleus foncés, les bruns. Comme les renards devaient être orange, j'ai choisi d’utiliser cette couleur complémentaire dans d’autres éléments comme les habits pour apporter une touche contrastante aux images. Un des paramètres que je m’impose toujours est une palette de couleur limitée, ça m’aide à rester centrée. Dans ce cas-ci, j’avais envie de rendre les images plus vives, malgré la morosité qui régnait, comme un espoir à venir. C’est comme ça que j’ai décidé en cours de route de création, d’appliquer une couche de couleur jaune ou turquoise en aplat texturé.

Tes illustrations transmettent beaucoup d’émotions. Comme artiste, as-tu des trucs ou techniques pour réussir cela?
L’émotion est centrale pour engager le lecteur dans l’histoire. Je n’ai pas vraiment de truc, sinon que je cherche à trouver l’expression du visage et du corps qui correspond à comment je ressens l’histoire. Je souhaite qu’on puisse s’identifier aux personnages, donc j’étudie les attitudes et l’habillement avec cela en tête.

Le texte offrait une répétition entêtante qui transmettait la gravité de ce qui se passait. J’ai utilisé cette répétition à ma manière en plaçant le grand-père en retrait de l’action, enfermé dans son bureau, voyant les scènes par sa fenêtre. Cela symbolise son retrait, sa posture de spectateur passif. Les compositions permettent également d’engager le lecteur de manière émotive: par exemple, lorsque le jeune chien va sur la tombe de son grand-père, l’image donne l’impression au lecteur qu’il est dans le buisson de roses en train de regarder la scène. Quand on regarde le camp de la mort juste au-dessus des oreilles pointues et menaçantes des sans-entrailles, le lecteur peut encore avoir l’impression qu’il est juste là, derrière eux. Ce sont des exemples de ce qui permet d’engager le lecteur au niveau de l’émotion.

Quelle est ton illustration préférée dans Quand ils sont venus ?
J’aime beaucoup les scènes finales avec les familles réunies, je les trouve touchantes. Sinon, j’aime particulièrement les deux scènes des camps de la mort, avec leurs phrases uniques. Elles dégagent un désespoir dramatique. J’ai aimé développer l’austérité que transmet l’uniforme militaire et j’ai travaillé le chacal de manière à accentuer ses traits menaçants, comme les oreilles pointues. J’ai exploité ces éléments à travers l’album. 



Tes projets à venir?
Je travaille actuellement sur un album chez Groundwood, dont le thème est apparenté à Quand ils sont venus: une histoire qui suit deux jeunes dans un mouvement de résistance sous le régime nazi, pendant la Deuxième Guerre mondiale. J’aime beaucoup travailler sur des thématiques qui éveille la conscience des jeunes sur le monde d’aujourd’hui. En parallèle, animée par le travail direct sur papier, je suis absorbée par un projet d'exploration en gravure pour lequel j’ai reçu une bourse du CALQ.