vendredi 28 août 2009

Il a défié les blindés


Cette photo de l’Américain Jeff Widener, de l'Associated Press, a fait la une de nombreux journaux et magazines à l'époque.

Durant mon périple de 33 jours en Chine, ma plus forte envie d’écrire est venue sur la place Tiananmen, à Beijing. Celui qui m’a inspiré ce désir intense de prendre la plume et de créer n’a pas de nom. Enfin, personne ne connaît son nom. On l’a surnommé le « Rebelle inconnu » ou « Tank Man ».

Je reprends ici les grandes lignes de son histoire qui est passée à l’Histoire. Une histoire qui date de vingt ans déjà, mais qui a une telle charge dramatique et symbolique qu’elle mérite d’être racontée encore et pour longtemps.

Commençons par le sang, qui n’est pas le vrai début, mais remonter au vrai début serait trop long. Il faudrait des milliers de pages pour expliquer le ras-le-bol des étudiants et des ouvriers chinois, en 1989, lors de ce qu’on a appelé le printemps de Pékin.

Le sang est une sorte de début, car dès que le sang a coulé, dès qu’il y a eu des morts, l’Occident a illico tourné son projecteur sur la Chine et la planète entière a vu ce qui s’est passé sur la place Tiananmen. Des milliers d’étudiants y manifestaient depuis plusieurs semaines, réclamant moins de corruption et plus de démocratie, à grands coups de discours enflammés.

Le 4 juin, le gouvernement chinois, peu versé dans le compromis et la négociation, a envoyé l’Armée populaire de la libération afin de disperser les manifestants. Les soldats ont tiré à la mitraillette sur les étudiants, les ouvriers, les médecins et même des enfants. On a su plus tard que plusieurs avaient été tirés dans le dos. Ce qu’on ne saura sans doute jamais, c’est le bilan réel des morts. Selon la version officielle du Parti communiste, il y aurait eu 300 morts. D’autres sources parlent de quelques milliers.

Le lendemain du massacre, donc le 5 juin 1989, vers midi, une colonne de chars d’assaut s’apprête à quitter la place Tiananmen. Un jeune homme en chemise blanche s’avance et se place devant les blindés. Le char de tête tente plusieurs fois de contourner le Rebelle Inconnu mais il se déplace à chaque fois pour leur bloquer la route.

Le jeune résistant grimpe sur le dessus du char de tête et s’adresse à un des soldats. On ne sait pas au juste ce qu’il dit car les versions varient : «Ma ville est en chaos à cause de vous », « Faites demi-tour et arrêtez de tuer mon peuple » « Partez ».

Finalement, quelques personnes empoignent Tank Man et le font disparaître dans la foule. Des photographes ont filmés l’événement, qui est aussitôt diffusé dans les salons du monde entier.



Aux quatre coins du globe, on admire le courage de ce jeune homme qui a risqué sa vie pour tenir tête à l’armée. Il savait qu'il n'avait aucune chance de faire céder le gouvernement, ni même de faire reculer la colonne de blindés. Mais il les a tout de même défiés, par CONVICTION. L'image de cet incident est encore aujourd’hui couramment utilisée pour symboliser la force de la non-violence face à la répression armée.

Qu’est-il advenu du Rebelle Inconnu? On ne sait pas. Certains médias ont dit qu’il avait été exécuté quelques jours après les événements. D’autres disent qu'il est toujours vivant et se cache quelque part en Chine. Un an après le massacre de Tiananmen, des journalistes américains ont demandé au leader Jiang Zemin ce qui était survenu du jeune homme qui avait défié les blindés. Il a répondu: "I think never killed."

En marchant sur la place Tiananmen, en juillet dernier, je n’arrêtais pas de penser à ce Rebelle Inconnu. Vivait-il encore? Si oui, que faisait-il? Comment se remet-on d’un tel acte? Avait-il encore peur? Savait-il que le monde entier admirait son geste et qu’on en parlait encore (dans les médias occidentaux, pas en Chine où les événements de Tiananmen restent tabous) vingt ans plus tard?

Pendant plusieurs jours, mes pensées tournaient fébrilement autour de cette histoire. J’avais envie d’écrire sur Tank Man. J’esquissais dans ma tête des plans pour une nouvelle, puis un long poème et pourquoi pas un roman? Je ne savais trop sur quel genre m’arrêter mais je voulais pondre un texte qui stimulerait l’intellect, chaufferait les émotions en plus de montrer l’importance et la beauté de la résistance.

Un mois plus tard, ma pulsion d’écrire sur le sujet s’est affaiblie. D'autant plus qu'en fouillant, j'ai découvert que d'autres avaient déjà écrit sur cette question. En plus, j’ai déjà tellement de projets d’écriture en chantier. En toute lucidité, ce ne serait pas réaliste de me lancer dans une autre initiative, surtout sur un sujet aussi complexe et ambitieux.

D’où cette entrée de carnet ce matin. Si le Rebelle Inconnu vit toujours, je sais qu’il ne me lira pas. Ça ne diminue pas mon désir de saluer bien bas son geste valeureux. Si le Rebelle Inconnu a été exécuté, que mon texte soit un humble hommage à sa mémoire et à sa bravoure inspirante.

Avec ce texte prend fin ma série (du moins pour le moment) des Images et impressions de Chine. La semaine prochaine, retour à des sujets plus variés…

mardi 25 août 2009

Interdiction de porter du rouge à lèvre


C’était un dimanche radieux à Hong Kong. Une pluie fine avait tout lavé, l’air était frais et les gratte-ciel fringants. Après trois semaines à bourlinguer sur la Chine continentale, nous arrivions à la fin de notre voyage. L’Empire du milieu me semblait moins épeurant, plus accueillant. Mes filles étaient joyeuses à l’idée de rentrer. Moi je me sentais forte d’avoir survécu à cette expédition sans trop d’égratignures ou de déboires. Notre périple n’était pas encore terminé mais j’avais un sentiment d’accomplissement, l’impression d’avoir remporté une série de petites victoires (sur moi-même, sur le hasard, sur les aléas du voyage). Bref, je flottais sur un léger nuage d’euphorie de fin de voyage.

Donc, par ce superbe dimanche matin, un ami chinois nous fait visiter Hong Kong. Nous arrivons devant le célèbre de la banque de Hong Kong, décrit comme le chef d’œuvre incontesté de l’architecte britannique Normand Foster. Cet étonnant gratte-ciel (qui serait l’édifice le plus coûteux du 20e siècle) est juché sur des pylônes permettant de marcher directement dessous.

L’ami chinois nous montre la foule de femmes rassemblées sous l’édifice de la banque et nous explique que ce sont des « Filipinos », qui travaillent à Hong Kong comme domestiques. Comme le dimanche est leur seul jour de congé de la semaine, comme elles n’ont pas d’endroit où aller, elles apportent leur lunch et viennent manger avec leurs compatriotes des Philippines.

À Hong Kong, avoir une bonne des Philippines est signe de prestige, au même titre qu’une Mercédès, une montre suisse, des vins français ou des fringues griffées Dior. Selon cette auteure, qui a écrit un bouquin sur les domestiques « Filipinos », elles sont environ 150 000 à Hong Kong à travailler comme bonnes ou nounous pour les Chinois. Elles triment dans des conditions difficiles, certaines étant soumises à des restrictions sévères (interdiction de porter du rouge à lèvre) ou même à de l’abus physique.

Quelle ironie dans l’image de cette foule de bonnes des Philippines, rassemblées sous un des édifices les plus chers au monde, pour manger leurs nouilles réchauffées... Dans cette Chine qui se dit communiste (et dont l’un des principaux principes devrait être de combattre l’exploitation de l’homme par l’homme), ces bonnes Filipinos montrent que l’on nage dans l’inégalité sociale la plus flagrante…

Dans les années 20, ma grand-mère Poulin a quitté son village de campagne pour aller travailler à Ottawa comme servante dans une famille riche. Elle avait 14 ans à son arrivée dans la « grande » ville. Le dimanche, son seul jour de congé, elle se sentait tellement seule qu’elle allait pleurer à l’église. Combien sont-elles de Filipinos à pleurer, le dimanche, à l’ombre de la banque de Hong Kong?