vendredi 13 novembre 2009

Faire danser les ours plutôt qu'attendrir les étoiles


L’accomplissement suprême, c’est d’arriver à brouiller la frontière entre le travail et le jeu, disait un historien britannique.

Eh ben, cette semaine, j’ai écouté un auteur qui semble l’avoir atteint, cet accomplissement suprême. Qui semble sincèrement S’AMUSER à écrire. Ce créateur à la fois détaché et passionné, sérieux et facétieux, s’appelle François Gravel.

Plusieurs fois, au cours de ce café littéraire organisé par la Bibliothèque publique de Gatineau, il est revenu sur son plaisir d’écrire. À 58 ans et avec 57 livres publiés derrière la cravate, il affirme haut et fort qu’écrire le fait encore jouir. « Il faut que ce soit le "fun" sinon j’arrête», a-t-il indiqué. En fait, il a l’intention d’écrire jusqu’à l’âge de 85 ans, puis de prendre deux semaines de vacances.

Voici quelques-unes des perles qu’il a lancé dans l’auditoire: (et non, pour les esprits tordus, il n’y avait aucun pourceaux dans la salle…)

Au cégep, il détestait ses cours de français, ce qui l’a aiguillonné vers des études en économie.

Modeste, il se décrit comme un conteur plutôt qu’un littéraire. Il ne cherche pas à renouveler la langue mais simplement à raconter une bonne histoire.

Il a plus de plaisir à écrire pour les enfants que pour les adultes.

Il écrit trois heures par jour et il est de mauvaise humeur quand il n’a pas écrit pendant quelques jours.

Il a été membre du jury du prix du Gouverneur général, l’année où Michèle Marineau a reçu cet honneur pour son roman La route de Chlifa. Cette auteure talentueuse, que François Gravel n’avait alors jamais rencontrée, est par la suite devenue sa femme.

De ses 57 livres en circulation, il y en a un seul qu’il regrette d’avoir publié, estimant qu’il n’est pas à la hauteur.

Son livre dont il est le plus fier est Zamboni. Il a eu cette très jolie image pour le décrire: «Il est comme un œuf, il est plein.»

Une fois qu’il a publié un livre, il ne le relit jamais. « C’est comme entendre sa voix ou se revoir sur des photos. Je n’aime pas ça. »

Sa blonde (également auteure) fait des plans à n’en plus finir avant de commencer un roman tandis que lui ne fait jamais de plan.

Il lui est arrivé – quatre ou cinq fois (oh my God!) de jeter un manuscrit de roman à la poubelle, le jugeant trop mauvais.

Il ne sait pas si ses meilleurs livres sont devant lui ou derrière lui.

Il rêve encore d’écrire un GRAND livre. Il a terminé en citant Flaubert: «La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles.»

mardi 10 novembre 2009

La boue, ce « désespoir du soldat »


Cet automne, j’ai passé plusieurs jours avec un jeune Acadien dans la vingtaine. J’ai suivi Théodore Dugas dans les tranchées boueuses du nord-ouest de la Belgique, au cœur des combats les plus meurtriers de la Première Guerre mondiale. Plongée dans son journal de guerre, je l’ai suivi pendant quatre années aux champs de bataille, à travers le froid, la faim, la peur, à travers les obus, les camarades blessés ou déchiquetés par les bombes.

Bien qu’il ait été blessé à deux reprises, Théodore Dugas est retourné au combat, même si on lui avait offert un poste dans un bureau de l’armée. En septembre 1918, il est blessé une troisième fois. Cette fois, la balle traverse ses vertèbres dorsales. Paraplégique, le caporal est rapatrié au Canada, où il meurt après quelques mois de souffrances terribles.

Des carnets de guerre de Théodore Dugas, je devais choisir des extraits et rédiger des liens de narration pour un scénario de huit minutes, commandé par la CCN à l’occasion du Jour du Souvenir.

À la lecture des carnets du soldat Dugas, je n’ai pu faire autrement qu’admirer son stoïcisme. Malgré ses descriptions détaillées de la barbarie de la guerre, cet Acadien courageux ne se laisse jamais verser dans l’apitoiement.

Paradoxalement, un des passages qui m’a le plus émue, c’est quand le jeune caporal parle de la boue, l’omniprésente boue des tranchées. Cette boue, il l’appelle « le désespoir du soldat ».

Et je l’ai imaginé, ce jeune Dugas, pataugeant dans la boue, grelottant dans la boue, mangeant dans la boue, dormant dans la boue, se battant dans la boue, chiant dans la boue, pleurant dans la boue, traînant les blessés dans la boue, abandonnant les morts dans la boue. Et j’ai compris pourquoi cette maudite boue était le « désespoir du soldat ».

Si on forçait les armées modernes à vivre dans la boue quelques semaines, y compris les généraux – surtout les généraux! – la paix serait peut-être plus vite négociée.

dimanche 8 novembre 2009

J’ai pleuré en lisant ce roman mais j’ai oublié de quoi il parlait...



J’ai reçu cette semaine un courriel d’un éditeur scolaire, qui demandait mon accord pour reproduire une de mes critiques littéraires dans un manuel destiné à des étudiants du secondaire. Publié dans Le Droit en 1994, le texte s’intitulait Lettre ouverte à Réjean Ducharme.

Ce titre ne me disait rien. Je ne me souvenais pas – mais vraiment pas – d’avoir écrit à Réjean Ducharme. Heureusement, l’éditeur avait pensé à m’envoyer copie du texte en question, car moi je n’ai presque rien gardé des centaines de critiques littéraires que j’ai écrites pour Le Droit en douze ans de «chroniqueries ».
J’ai donc relu ma lettre au père de L’avalée des avalées.

Et je me suis souvenue que j’avais pleuré en lisant Va savoir.

Je me souviens d’avoir été fortement émue par la force des images, par l’intensité des émotions.
Mais ce qui est le plus étrange (et un peu honteux, avouons-le), c’est que je me souviens à peine du roman, de l’histoire, des personnages.
Je ne comprends pas ma mémoire et je lui en veux à cette étrange bête de m’avoir laissé oublier les détails de ce roman qui, quinze ans plus tôt, m’a fait interpeller Réjean Ducharme avec autant de ferveur.

Et vous, votre mémoire, elle vous trahit aussi bassement que ça?


Lettre ouverte à Réjean Ducharme
Le Droit
Arts et spectacles, samedi, 12 novembre 1994, p. A6


Salut Réjean Ducharme,
Je t’écris comme on jette une bouteille à la mer. Sans savoir où, ni quand elle échouera. Dans le ventre d’un béluga, sur un tas d’algues pourries, dans un mois, dans dix ans? Va savoir…

Justement, je t’écris à cause de ton Va savoir. Les médias en parleront sans doute beaucoup ces jours-ci. Surtout si tu rafles le Renaudot, le Médicis, le Prix du gouverneur général ou le Grand Prix du livre de Montréal, tous annoncés prochainement. Des prix littéraires, tu en as déjà toute une moisson. Ce n’est sûrement pas quatre de plus qui te feront sortir de ta cachette.

Comme on ne se rencontrera jamais, je m’offre le luxe d’une lettre ouverte. Et le luxe aussi de te tutoyer. D’ailleurs, il me semble voir ta réaction si j’écrivais «vous»: le sourcil relevé, politiquement perplexe, l’air de dire, qu’est-ce qu’elle a celle-là à faire des manières? Donc, je te tutoie sans te connaître. Mais quand on a fait pleurer ses lecteurs, il faut bien ensuite tolérer leur familiarité. Surtout lorsqu’elle s’exerce à distance.

Je voulais t’écrire pour te répéter une évidence. Te dire ce que tu sais déjà. Car tu le sais, n’est-ce pas? Les critiques, en France comme partout au Québec, l’ont déjà assez proclamé : « Un chef d’œuvre… »

Je voulais te répéter que ton roman est de ceux qu’on marque d’une pierre blanche. Un roman dont on parle à tous ses amis mais qu’on ne prête pas. Un roman qu’on relit un jour de cafard. Un soleil inextinguible parmi nos souvenirs littéraires.

J’avais gardé ton livre pour mes vacances, pour le lire en toute lenteur, sans interruption. Les livres remarquables sont si rares qu’il faut les traiter avec respect. On ne les lit pas à la pause-café ou en attendant l’autobus, à la va-vite.

L’instinct a ça de bon qu’il nous avertit du danger et aussi des grandes joies à venir. Avant même d’avoir ouvert la première page de Va savoir, mon instinct m’avait prévenu que je sortirais chavirée de cette lecture.

Depuis ma découverte flamboyante de L’amour au temps du choléra, de Gabriel Garcia Maquez, je n’avais jamais lu une histoire d’amour aussi intense, aussi désespérée.

Je me suis si bien glissée dans l’univers de Rémi Vavasseur, de la sensuelle Mary, de fille Fannie, de Jina la dure-à-cuire, que je ne voulais pas sortie de Va savoir. Tu as rendu tes personnages si vrais, si présents, que lire la dernière page du roman était comme entrer en deuil.

La beauté pure remue. J’ai pleuré donc.

Comme bien d’autres, je me suis demandé : qui est cet homme capable d’écrire des pages si chaudes qu’elles vous brûlent entre les mains? Si tendres qu’on a envie d’embrasser la couverture blanc cassé de Gallimard?

Que tu sortes ou non de ton anonymat, cher Réjean Ducharme, que tu gagnes ou non le Renaudot, au fond, ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est qu’on puisse lire tes livres. Après avoir lu Va savoir, je voulais te répéter les mots les plus clichés mais les plus significatifs que l’on puisse dire à un écrivain: Merci. Encore.