Dans le rétroviseur, je vois sourire le chauffeur de taxi. Les rues sinueuses
et poussiéreuses me donnent l'impression d'être dans un labyrinthe. À quelques
reprises, le chauffeur doit s'arrêter, reculer et reprendre le virage tellement
les rues sont étroites. Il garde le sourire. Sur les abords des rues, des
étalages de fruits et de légumes, des vendeurs ambulants et des enfants jouant
avec un pneu ou encore pendant à un sein vide. Devant, des autorickshaws pétaradent
en crachant de grosses fumées noires à côté d'une vache et de son veau
somnolant à l'ombre. J'ai l'impression d'être à ma place, unie à mon règne.
Elle sort du café ; marche vers le canal ; constate le vide des trottoirs ; ne
veut plus penser au cancer ; veut seulement profiter de l'air frais ; martèle
ce désir dans sa tête ; décide de compter sur ses doigts la longueur de son
inspiration, de son expiration ; allonge son souffle du tiers ; pousse ses
limites un peu plus ; se sent en contrôle de son corps. Apaisée, elle remarque
le rouge vif des feuilles ; donne un coup de pied sur un amas sur le sol ; est
surprise par une main qui se pose sur son épaule ; écoute son cœur faire trois
bonds ; continue d'avancer comme si de rien n'était ; entend les pas accélérer
à côté d'elle ; aperçoit l'homme reculant devant elle, casquette à la main ;
prend conscience de ses yeux dans les siens ; qualifie son regard de « vague »
; imagine l'homme dans un terrain vague ; fouille dans sa poche ; sort un deux
dollars, le dépose dans la casquette rouge d'un club de sport quelconque ;
découvre le sourire franc et triste de l'itinérant ; observe l'homme bifurquer
vers la droite ; se surprend à sourire ; remet le compteur à zéro.
Le soleil de midi plombe sur Durbar Square. Les vendeurs cherchent un coin
d'ombre sous un
parasol, les porteurs, sous leurs toits de chanvre et les autres, aux abords
d'un temple. Aucun arbre, que de la pierre et du bois. Je m'assois quelques
minutes à l'ombre du temple Kasthamandap et me gave d'eau. « Kastha » qui veut
dire bois et « mandir », temple, comme dans Katmandou. Je me lève, reprends ma
marche, tourne à droite, à gauche, me perds, demande où je suis, repars,
tourne, frise l'épuisement, mange un samosa, bois un thé, marche encore,
aboutis je ne sais où, m'en fous, demande où est Thamel ; marche encore,
remarque une boutique pour trekkeurs, traverse plusieurs coins de rues, rêve
d'une bière bien froide, cours presque, aperçois une terrasse, tombe assise sur
la première chaise, commande une Corona et m'allume une cigarette. Derrière une
foison de fleurs tropicales, je vois grouiller la vie sans que les vélos et les
rickshaws me roulent dessus. Toute cette vie me rend heureuse. Sur le trottoir,
un lépreux aux moignons râpés se déplace en rouli-roulant et des enfants seuls
et sales s'acharnent à retenir les passants. Je remarque une fillette
emmitouflée de la tête aux pieds dans une couverture de laine brute qui tend sa
seule main visible. Elle marche vers un bac de livres et tente d'en prendre un.
Le propriétaire la chasse violemment.
Elle continue de marcher avec le sourire de l'homme dans la main ; pense à sa
solitude à lui ; se demande ce qu'il faisait avant d'en arriver là ; jongle
avec les possibilités ; se rappelle l'homme au rouli-roulant à Katmandou ;
repense à sa grande pauvreté et à son rire contagieux ; se rend compte que le
sentiment de vide qu'elle éprouve ressemble beaucoup au vague des yeux de
l'homme à la casquette, se dit qu'elle aurait pu lui parler ; revient à son
souffle.
Jour de pleine lune, j'ai l'honneur d'être invitée à l'anniversaire de
Rimpoche. Je hèle un taxi pour le fameux temple bouddhique de Swayambhunath,
appelé le temple aux singes. Un chemin de pierres étroit me conduit au
monastère. Une quinzaine de personnes sont accotées aux murs d'une pièce toute
en longueur. Rimpoche est au bout, assis sur un divan bas recouvert d'un tissu
aux losanges rouges et blancs. Je m'agenouille à ses pieds, il pose une main
sur ma tête en récitant un mantra. Je le remercie en joignant les mains. Des
gens entrent et sortent : on prépare la procession autour du stupa de
Swayambhu. Je suis conviée à me joindre aux personnes qui porteront le livre de
prières tibétain sur l'épaule pour bénir tous ceux qui en feront la demande.
Derrière nous des moines soufflent dans un cor. Je marche en toute humilité,
consciente de mon rôle et de mon pouvoir. Hommes, femmes et enfants se
prosternent devant moi dans l'espoir d'être bénis par le livre sacré. Je pose
mon livre sur leurs têtes. Baiser de Bouddha. Je ralentis le pas et me vois à
la place des prêtres de mon enfance qui eux aussi offraient leur bénédiction.
Est-ce possible qu'un simple toucher transforme la douleur en espérance ?
Suis-je devenue marchande d'espoir ? Je ne sais pas, mais chaque visage qui
s'illumine à mon passage me rend heureuse.
Elle tourne la clef dans la serrure ; ouvre la porte ; observe que rien n'a
changé ; enlève son manteau; l'accroche sur un cintre ; s'assoit sur sa chaise
en rotin devant la fenêtre ; prend un cahier, un crayon ; note les mots qui lui
font mal : efficacité, performance, individualisme ; écrit les mots qui la
rendent heureuse : partage, appartenance, contribution, présence... Elle est
convaincue que la joie la guérira de son cancer.
Une vingtaine de femmes sont là, entassées sur un même tapis de paille.
Couleurs qui se mélangent et se marient. Visages lovés dans l'épaule de l'autre
sans autre raison que d'appartenir au même genre. Je pense à une meute de
chiens endormis au coin d'une rue sans nom. Je suis à la fois mal à l'aise et
enveloppée par une grande paix intérieure. Ce que je fais dans la vie n'a plus
d'importance. La plus vieille des femmes me fait signe de me joindre à elles.
Je ne sais pas où je pourrai trouver un coin pour m'asseoir. Les femmes se
blottissent encore plus les unes contre les autres et m'offrent l'espace d'une
cuisse au milieu de la connivence. Je me laisse tomber sur elles et ris.
Elle regarde les montagnes oranges ; admire la beauté ; désire toujours sentir
fourmiller la vie autour d'elle ; s'interroge sur ce que sont devenus les
humains ; se demande où ils sont ; les imagine derrière un bureau, devant un
ordinateur, au centre d'achat. Elle se lève ; s'attable à son ordinateur ;
l'ouvre pour la énième fois.
Je marche seule et pourtant légère. Un homme avec des rayures blanches sur le
front me croise et sourit. Un adorateur de Vishnu ou de Shiva ? Je ne suis pas
certaine, mais tous ces signes que les gens portent pour s'identifier par
rapport à l'autre me fascinent : un bracelet, un collier ou encore un point sur
le troisième œil peuvent distinguer une femme mariée d'une femme célibataire ;
une tête chauve peut signifier un homme endeuillé ; chaque caste a ses codes.
Je suis reconnue par défaut : je suis une hors-caste avec tout ce que ce statut
implique. Dans cette société tissée serré, je suis la frange du châle et je m'y
sens bien au chaud.
Elle lit ses messages ; navigue sur le Web ; cherche frénétiquement une cause,
un groupe, une communauté, n'importe qui, n'importe quoi pour l'allumer ;
s'attarde sur une page ; n'est pas concentrée ; admet qu'elle a peur de
souffrir, de mourir ; se décourage ; ferme l'ordi ; retourne sur sa chaise en
rotin devant la fenêtre ; reprend son roman ; s'immerge dans le don qu'a
Fredrik de soutenir Harriet dans ses derniers moments de vie ; est profondément
touchée par la capacité des êtres humains à recevoir ce que la vie leur apporte
; se dit que tout arrive au bon moment, même la mort.
La rue qui descend vers le temple de Pashupatinath est bordée de petits
commerces d'encens, de fleurs et d'objets saints de toutes sortes.
Pashupatinath avec ses gath crématoires sur les berges de la rivière sacrée
Bagmati. Pashupatinath, temple dédié à Shiva protecteur du Népal. Je me dirige
vers la rivière où des enfants rient et crient dans l'eau sale. Trois bûchers
sont prêts à brûler. Je m'assois à l'ombre. Deux jeunes hommes à la tête rasée,
vêtus d'une longue chemise blanche, passent devant moi, transportant un
brancard. Le corps d'une jeune femme est enveloppé d'un sari nuptial rouge
brodé or. Sur son corsage, un bouquet de fleurs. Le visage blême contraste avec
sa chevelure ébène. Les deux hommes déposent le corps sur le bûcher. Un autre
homme s'approche et met le feu aux brindilles. Une odeur de bois et d'encens
d'Orient monte à mes narines. J'inspire et inspire à nouveau, les yeux fixés
sur le corps qui prend feu. J'ai beaucoup de gratitude pour cette vie et cette
mort qui se jouent en ma présence. Intenses et sans artifice. L'homme allumeur
donne un coup de bâton, sec, sur le crâne de la défunte. Je vois des volutes
bleutées monter vers le ciel et me demande si c'est ainsi que l'âme se libère
du corps.
Elle gribouille dans son cahier le mot « enracinement » ; aime bien ce mot ;
l'écoute résonner ; reconnaît que c'est le mot juste pour elle, qu'il est la
clef qui ouvre sur l'action, le moment présent ; croise les doigts ; lève la
tête vers la montagne ; note l'apparition de plaques brunâtres au milieu de
l'orange. Elle inspire en elle toute la force et la stabilité de ce paysage
automnal.