vendredi 18 avril 2014

Moi et ma bosse de zébu


Les zébus m’ont toujours fascinée par leur manque total d’élégance. Au Sénégal, il m’est poussé une bosse de zébu. Personne ne la voyait, mais moi je la sentais constamment dans mon dos, laide, pesante et encombrante.

Je vais en Afrique depuis quinze ans, mais ce mois-ci, c’était la première fois que j’allais sur le continent noir comme auteure.

Auparavant, tous mes voyages en Afrique avaient eu le seul et même but : la coopération internationale. J’allais en Afrique « en mission ». J’étais payée pour aller constater de visu la pauvreté et tenter (à bien modeste échelle) d’apporter des solutions. Quand j’allais au Burkina pour un projet d’eau potable ou au Mali pour un programme d’alphabétisation des femmes, j’allais scruter la pauvreté, mais pour faire œuvre utile. Donc voyage légitime, avec mandat, responsabilité et obligation de produire un rapport au retour.

Cette fois et pour la première fois, je viens en Afrique comme auteure. Pour faire de la recherche pour mon prochain roman. Je viens ici au nom de la Littérature.

Me voici donc comme « observatrice » dans un village sénégalais, pour « étudier » la misère. Je débarque en campagne, avec mes questions, mon calepin, mes gros sabots et mon appareil photo. Je viens braquer ma loupe sur l’indigence. Je viens analyser la grosseur, l’odeur et les couleurs de la pauvreté. Je viens recueillir des « données » que je transformerai ensuite en matière romanesque.

Me voilà donc au Sénégal pour prendre, mais je n’ai rien à offrir en retour. Je ne représente plus le gouvernement canadien (surtout que « mon » ministère n’existe plus…) et je ne travaille plus pour une ONG. Je suis ici en tant qu’écrivaine. Je viens en Afrique au nom de la Littérature.

Et ce roman en chantier, que j’ai pourtant tant envie d’écrire, qui me tient à cœur depuis si longtemps, me semble soudain d’un ridicule à faire pleurer. Pour ne pas dire hautement frivole.

Et là, au Sénégal, devant le drame de cette pauvreté tranquille mais quotidienne, devant cette misère pas assez flamboyante pour faire les manchettes, il me pousse une bosse de zébu dans le dos. Une bosse qui s’appelle culpabilité.

Et le doute m’assaille.
Ça donne quoi, un roman, devant un talibé qui a des plaies ouvertes sur les jambes?
Ça donne quoi, un roman, devant une ado qui n’a jamais tenu un livre dans sa main?
Ça donne quoi, un roman, devant une mère qui n’a pas un sou pour acheter les médicaments de son enfant?

Devant l’immensité des besoins, devant la misère dans ce qu’elle a de plus fondamental (comme dans se coucher le ventre vide…), la littérature ne fait pas le poids.

D’où ma bosse de zébu. Ma bosse de culpabilité, laide, pesante et encombrante. Au moins la bosse du zébu est utile, puisqu’elle sert de réserve calorique en période de "vaches maigres". Alors que ma bosse à moi est rigoureusement inutile. Ça donne quoi, la culpabilité? Ça soulage qui?

Au bout de quelques jours, j’ai finalement réussi par trouver de quoi me rendre un peu utile au village. Aider ce jeune prof à faire son c.v. Donner un atelier sur le métier d’auteur à l’école primaire. Offrir les notes de mon atelier d’écriture au prof. Aider cette étudiante en agriculture à faire sa recherche sur le poivron. Donner des livres, des bonbons et des cordes à danser.

Ce n’était rien du tout.
Ça n’a pas fait disparaître ma bosse de zébu.

Je suis revenue du Sénégal sans avoir trouvé réponse à ce questionnement aussi absurde qu’insoluble: pourquoi consacrer autant d’énergie à la littérature quand tant de gens souffrent?

Je suis cependant revenue avec une détermination plus robuste, plus profonde : suer sang et eau pour écrire mon roman, qui sera mon modeste tribut à l’Afrique. Sera-il bon ce roman? Aucune idée. Ce dont je suis certaine par contre, c'est que j'y mettrai le meilleur de moi-même. Malgré ma bosse de zébu.

jeudi 10 avril 2014

Quand l’ordinateur meurt…




Mon premier réflexe, au réveil, est d’allumer l’ordinateur. Hé oui, même en voyage, même au Sénégal... Prendre des nouvelles de la famille, d’un client, d’un éditeur, de la dégringolade du PQ, de l’Ukraine. Me brancher sur le monde. Puis, un matin, sur l’île de Saint-Louis, voilà que mon ordinateur meurt. Pile à plat et adaptateur oublié dans ma valise, à Thiès. Impossible de recharger le Toshiba, impossible de me brancher.

Je m’installe donc sur mon balcon, au deuxième étage de l’hôtel. Stylo en main, carnet sur les genoux, j’observe le dimanche matin des Saint-Louisiens. De mon balcon, je vois tout et rien, du joli et de l’anodin.
Je vois :
  • Une fillette acheter cinq baguettes au kiosque du coin, cinq pains presque aussi longs qu’elle.
  • Deux hommes qui palabrent paisiblement en wolof.
  • Une chèvre qui grignote un morceau de carton.
  • Une gougoune rouge, abandonnée au milieu de la rue.
  • L’océan, bleu luisant et fringant, au bout de ma rue.
  • La vie qui coule, lente et ordinaire, suave et frémissante, un dimanche matin ensoleillé sur l’île Saint-Louis. 
Quand mon ordinateur meurt, je peux renaître à la vraie vie.

mardi 8 avril 2014

Même si toutes les mers étaient de l'encre, ça ne suffirait pas...


Photo: la Porte du voyage sans retour, qui donne sur la mer, dans la Maison des esclaves.

Sur la petite île de Gorée, en face de Dakar, là où se trouve la Maison des esclaves, là où des milliers d’Afro-Américains viennent chaque année en pèlerinage, j’ai écouté le conservateur raconter des horreurs innommables, détailler la cruauté humaine dans ce qu’elle a de plus extrême, de plus laid. J’ai écouté avec intérêt, mais sans émotion. Pourtant, les images du film 12 years a slave m’ont bouleversée et m’ont hantée pendant des jours.

Le conservateur de la Maison des esclaves nous a raconté les atrocités que l’on connaît déjà : les enfants arrachés à leur mère, les viols des femmes, la faim, les fers, les coups de fouet, les corps jetés aux requins, etc. Il nous a aussi raconté l’anecdote de Nelson Mandela, qui a passé quelques minutes dans la Cellule des récalcitrants, une minuscule cellule au plafond très bas, conçue pour empêcher les hommes de se mettre debout. Mandela en serait sorti les larmes aux yeux.

Plus que le récit de ce catalogue d’horreurs, c’est une simple plaque sur le mur qui m’a émue. Une plaque sur laquelle on peut lire une phrase, très courte, très simple mais si lourde de sens.

« Même si tout le ciel était fait de papier et toutes les mers étaient de l’encre, je serais incapable de décrire la brutalité de la traite des esclaves. »
                     William Bosman, marchand d’esclaves. 1701.

samedi 5 avril 2014

Bouche bée devant le baobab



J’ai autant de talent qu’un âne pour la photo. Je prends rarement des photos. Pourtant, ici, au Sénégal, je n’arrête pas de jouer à la kid-kodak devant les baobabs.



Les forêts de baobab du Sénégal sont classées au patrimoine mondial de l’humanité pour l’Unesco.



J'aime le surnom du baobab: pachyderme végétal. Baobab, l’arbre éléphant.


Ce pachyderme penché me semble à la fois si massif et si vulnérable, figé dans son inconfortable inclinaison.


Les branches tordues du baobab ressemblent à des racines. Une légende raconte d’ailleurs qu’il aurait été planté la tête en bas.



Ce baobab doit avoir plus de 200 ans, me dit Thomas Diop, qui le regarde grossir depuis soixante ans.


Je ne vais plus à l’église. Je n’ai pas de vie spirituelle. Pourtant, en contemplation devant le baobab, une question me prend par surprise... et si Dieu existait?

jeudi 3 avril 2014

Le jour où j’ai presque tué une souris…


O.k les copains, regardez bien cette espadrille car aujourd'hui, ce soulier de course en apparence anodin a presque commis un meurtre...  Enfin, presque...
Et moi qui portait la dite espadrille, je suis passée à un cheveu de vivre un moment mémorable.  Du genre qu'on raconte à ses petits-enfants...  Enfin, presque...

Voici l’histoire donc, dans toute son absurde drôlerie.

Précisons d’abord que j’en suis à ma quatrième journée au village de Lalane et que j’y vais maintenant en espadrilles. Le premier jour, je portais des sandales mais à la fin de ma journée, j'avais les pieds si crottés que j’en étais moi-même dégoûtée. Alors je me suis dit, tant pis pour la mode, au diable l’élégance, je me promène en espadrilles. Les bas blancs reviennent bruns mais au moins, je ne passe pas mon temps à enlever mes sandales pour en vider le sable.

Donc, j’ai passé la journée au village de Lalane, à fouiner, à jouer aux cartes avec les enfants, à manger du yassa, à poser des tonnes de questions et à prendre des tonnes de notes. Mais il est 16h et il faut vite me rendre à la grande route, où m’attend le taxi qui me ramènera en ville.

Comme je suis en retard, je prends un raccourci en piquant à travers la cour de l’école, une grande cour de sable, déserte à cette heure-là. En courant, mon pied heurte un objet. Poc! Un petit choc, assez fort pour que je le sente. Tiens, que je me dis, une mangue vient de me rouler sous le pied. Mais au moment où j’ai cette pensée, du coin de l’œil, je vois la « mangue » continuer de rouler derrière moi. Sauf que la mangue n’est ni verte, ni ronde, mais plutôt d’une forme allongée et d’une couleur blanc sale.

Ting! que ça fait dans ma petite tête de citadine nord-américaine.

Je m’arrête et retourne sur mes pas. Et je trouve, allongée contre le seuil en ciment d’une salle de classe… une souris. Je suis entrée en collision avec une souris! Je sors aussitôt mon appareil photo pour prendre une photo de ma mangue/souris. Je pense déjà à la tête de mes filles quand je leur montrerai cette photo de la souris que j’ai tuée en pleine course.

Mais au moment où je pointe l’objectif sur le cadavre, ma souris reprend vie (ou retrouve son souffle) et s’enfuit comme si elle avait un djinn aux fesses. Adieu photo, bye-bye fanfaronnade. L’histoire juteuse de comment j’ai tué une souris vient de se transformer en une non-histoire insipide de comment j’ai presque tué une souris.

Y’a tout de même une morale à tirer de cette aventure : si vous allez dans un village de campagne au Sénégal, oubliez les gougounes ou espadrilles. Optez plutôt pour une botte de construction avec pointe renforcée. Comme ça vous serez certain de tuer la souris et de ramener une photo captivante.

mardi 1 avril 2014

Peut-être qu’ils n’aimaient pas ma tronche?




On s’est approchées pour prendre des photos du fleuve Sénégal.
Ils nous ont dit : 1 000 francs. Il faut payer.
Ils étaient cinq, bombant le torse dans leurs t-shirts de soccer.
Cinq pré-ados, plus tout à fait des enfants, pas encore des hommes.

Ils ont continué à nous demander de l’argent.
On a continué de dire non.
Ils ont répété nos paroles, d’un ton nasillard, se moquant de notre accent québécois.

Quand j’ai tourné le dos pour retourner à notre voiture, l’un d’eux m’a lancé une balle de tennis.
La balle m’a frappée dans le dos.
Comme la balle était molle et le lancer tout aussi mou, je n’ai eu aucun mal.
À part l’égratignure à ma dignité.

Une fois dissipé le mouvement initial d’indignation, m’est resté surtout l’étonnement.
Un étonnement peiné.
Et cette même question lancinante : pourquoi?
Pourquoi?
Pourquoi?

  • Parce que je suis Blanche?
  • Parce que je suis une étrangère?
  • Parce qu’ils pensaient que je suis riche?
  • Parce que j’ai refusé de donner de l’argent?
  • Parce qu’ils voulaient mettre un peu d’excitation dans leur dimanche trop calme?
  • Parce qu’ils en ont ras-le-bol de voir des touristes débarquer sur leur île?
  • Parce que je ne suis pas musulmane?
  • Parce qu’ils rejettent la teranga, cette fameuse hospitalité dont les Sénégalais se font une fierté?
  • Parce qu’ils n’aimaient pas ma tronche? 

Pourquoi?
Sais pas.
Saurai jamais.
Voyager, c’est aussi accepter que certaines questions restent sans réponse.